l’œil retourné sur le réel ~ la nuit parle ~ la lumière prend terre ~ et la vie se porte mère
— Poésie d’Ovalis
Marie Mana vient d’échanger une communak de deux heures avec son collègue et ancien amoureux Oméga Vortex, comme une danse entre le cosmos et elle-même. Ils ont encore une fois recréé l’Univers dans leurs têtes et par leurs voix.
Marie reste debout pensive devant son mur ouvert sur le mont Réel.
Elle occupe le 44e et dernier étage de l’immeuble, une tour comme une colonne vertébrale avec vue sur le centre-ville de Montréel, jusqu’au fleuve Sain-Klarence. C’est là où vit Marie Mana en 2028, dans un konap tout à fait ékotek. À sa base sur l’autre façade s’étend le quartier Vool clairement reconnaissable à sa jungle de gratte-ciel aux lumières géométriques.
Outre les amitiés, c’est toujours la même chose, elle tombe dans le fossé chaque fois qu’un homme lui fait supposément l’amour. Sa douleur s’étire parfois, d’être divisée entre le travail et la passion, atterrée de sembler toujours incapable d’en donner assez. Et toujours insatisfaite, par esprit critique et rêve d’absolu.
À ses 40 ans, elle laisse de côté les simulacres de relations à deux pour se centrer sur l’exploration du savoir et l’invention.
Elle est à un tournant de la vie, tout comme le monde. Chaque activité, individuelle comme sociale, a maintenant l’air reliée aux autres dans un même élan confus de désarroi et d’espoir chancelant. Un fil la maintient pourtant bien ancrée sur son axe d’avancée.
C’est le konap où elle a partagé trois de dix années avec Romel. Sept mois plus tôt il s’en est allé dans le Grand Nord, au bout des Amérix. Près du cercle Arktik, où il est maintenant ophtalmo auprès des Énous.
Marie est encore triste de cette séparation. Elle ressent la présence toute récente de son compagnon. Par-delà la distance, elle perçoit cet univers lointain de froid et de silence blanc.
Dans ses déplacements, elle casque parfois un urbtek intégral, un de ces cylindres de dissimulation du corps entier en simulaks, qu’elle aime choisir de forme végétale ou animale, par exemple pour prendre le train maglev à quelques pas de chez elle, lorsqu’elle se sent trop fatiguée pour diriger son véhicule sol air.
Au cours de ses jours effrénés, quand elle se sent survoltée, saturée par la réalité artifix, elle aime aller marcher à travers la forêt du mont Réel.
Elle trouve un lieu sans présence humaine parmi les arbres où elle plante ses mains dans la terre, comme le lui a montré sa mère. Une sorte de geste mystérieux à la limite du sensé qui l’aide à porter sur sa tête la trépidance des activités de MMM avec un certain équilibre. Une partie d’elle en esprit est toujours sur la montagne.
***
Se levant de sa position enroulée sur le fauteuil, Sio s’étire et vient onduler autour des chevilles de Marie Mana. Elle caresse le ronronnant félin blanc en observant la ville depuis le mur fenêtre de son konap suspendu. La baleine verte de la colline s’élève vers le Soleil.
D’un geste mental, elle augmente l’opacité du verre, grâce à une tok amovible à branchement neuronik par circuit surcutané. Immobile, elle contemple le ciel parcouru de formes mouvantes noires et orangées au-dessus de la cité, toison fauve en course.
Debout devant cette ouverture sur l’espace, Marie est sereine malgré la solitude du moment. Se détournant en s’éloignant du panorama qui l’apaise, elle va casquer un avatar de circonstance dans la salle médiatik. Sio monte sur le canapé s’en retourner à sa détente.
Une fois assise, Marie active sa tok SX pour se connecter et se projeter sur le mini Glob Simulatrix au centre de la salle de divertissement hypertek.
Une musique atmosphérique émane du réseau de filaments sono luminescents parcourant les cloisons courbes du konap. Derrière elle, l’entrée ovale béante de sa chambre luit toute blanche, invitant au sommeil ou à de doux instants partagés. Un matelas s’étend jusqu’aux arcs de la demi-sphère et recouvre le sol entier de la chambre circulaire comme une pleine lune. Le revêtement blanc du mur contigu est capitonné et protégé d’une pellicule transparente. Au ciel, un véritable planétarium s’offre à la vue où, parmi un champ d’étoiles, quelques écrans laser de projo olo peuvent être actionnés à volonté.
Une vibration à son bras droit la tire de sa torpeur. Le bracelet de biorythme homéostatique indique qu’elle doit penser à se nourrir. Après avoir opacifié le mur fenêtre d’un trait de pensée, Marie se dirige vers l’étamine. C’est là qu’elle manœuvre le biosyntek qui mesure à travers la peau les carences en vitamines et oligoéléments pour les restaurer. Après quelques secondes d’appui sur le bouton d’alerte clignotant, l’écran affiche qu’une carence en fer et en magnésium est détectée.
Marie recueille la fine poudre du biosyntek et la dépose sur le plateau du démagnétiseur. A partir d’une ouverture ronde au milieu de l’appareil, d’un clignement d’influx mental, elle l’introduit dans une capsule en gélatine végétale bleue.
Tenant la gélule oblongue d’un centimètre entre deux doigts, Marie tend vers elle sa langue pointée. Sa bouche goulue l’absorbe en une spirale humide. Un éclair de délice parcourt son œsophage et rayonne dans tout son système nerveux. Avec l’effet secondaire de causer l’endormissement au bout d’une heure.
Elle vient tout juste d’avaler sa ration d’un-tiers de journée quand sa tête s’emplit de mots étrangers.
Une douce voix masculine s’infiltre dans sa conscience.
« Et alors Marie, es-tu Bio ou Cyb? »
La surprise lui fait perdre l’équilibre. Elle s’agrippe aux manettes du biosyntek.
« Quoi!? »
Et la voix de répéter :
« Es-tu Cyb ou Bio? Le sais-tu? »
Un silence. Puis :
« Et ta mère? Le sais-tu, Marie? »
Elle regarde autour d’elle, s’appuie sur le comptoir de l’étamine et va s’asseoir titubante dans un siège du living-room, face au grand mur vitré affichant une vue majestueuse sur la ville et un des sommets du mont Réel.
Marie ouvre une petite boîte rectangulaire trônant sur la table pour en extirper une sphère bleutée. Sa masse pèse un bon poids entre ses mains en coupe. Dès qu’elle la pose sur ses cuisses, une lueur bleu élektrique en émane. Les ondes calmantes de l’orkogone font aussitôt effet et l’angoisse subite s’efface de son organisme.
Elle échappe tout haut :
— Qu’est-ce qui se passe… pour l’amour de Syntek!? Est-ce que j’entends des voix?
Secouant lentement la tête, elle réfléchit.
((Si je suis Cyb ou Bio? Eh bien, en voilà une question… toute une question!))
((Et si cela se trouve je suis peut-être aussi bien l’un que l’autre.))
Elle s’évertue encore à trouver le sens de ce qui lui arrive quand elle reçoit une communak. Sous son oreille, la tok ek amovible vibre à sa tempe.
En actionnant la communak, l’idée lui pope qu’il y a peut-être une interférence sur le réseau, sachant pourtant une éventualité pareille impossible pour cette tok.
Après deux clignements rapides de l’œil droit :
— Oui?
— Allô Marie!
— Salut Moom…
— Grosse nouvelle, Cybtrix veut investir dans la commercialisation des rékoms!
— Ah non! Tu sais bien que je suis prête à tout pour que ça leur échappe. C’est les pires magnateks du Kébek! Je veux éviter à tout prix que les teks de MMM se retrouvent dans la cour de ces psychopathes, qui veulent réutiliser la mégatek des rékoms à leur sauce.
— Oui, ça donne une autre orientation au projet. J’ai toujours été d’accord avec toi. Rien d’aussi top depuis la création des simulaks. Tous ceux qui ont vu les rékoms ont compris que c’est une révolution, il faut juste brasser les bonnes affaires.
— Tu le sais que je vois totalement les choses comme toi.
La voix de Marie se trouble.
— Moom… tu sais comment tout ça me passionne, sauf que j’ai plutôt la tête ailleurs.
— Ah bon, tu étais occupée? Je te dérange?
— En fait… une chose très étrange vient de m’arriver, juste avant ta communak.
— Tu veux m’en parler ou que je te laisse tranquille?
La discrétion est un trait important de Moom Olfan, qui a toujours à cœur de respecter la vie privée des autres.
Depuis le début de la conversation avec Moom, Marie regarde sans cesse vers l’étamine qu’elle a laissée ouverte, portant toujours l’orkogone dans son giron.
— Je peux t’en parler un peu… Il y a quelques minutes, une sorte de voix venue de nulle part m’a parlé… C’était comme si je l’entendais dans ma tête, mais en même temps très différent d’une communak.
Aucune modification d’apportée à ce jour au corps de Marie, resté intact tel que né.
— Eh bien, tu as peut-être reçu une communication télépak.
— Ah bon? Et tu peux m’en dire plus?
— Certains Bio très près des racines de Gaya ont des perceptions subtiles très développées et peuvent transmettre des pensées télépaks, sans aucune tok ou tek, seulement avec leur cerveau organique.
— Télépak, ça me dit vaguement quelque chose, ça… J’ai peut-être entendu ma mère en parler.
Moom :
— Le moyen le plus simple de savoir si mon hypothèse se confirme, c’est de répondre en pensées et d’attendre la prochaine réplique. Elle devrait surgir toute seule d’elle-même. Pour que la télépak marche bien, la glande pinéale doit être stimulée. C’est le dispositif naturel neuronik des télépaks. Une façon de l’activer est de fixer chaque jour durant quelques minutes la flamme d’une bougie allumée ou les reflets solaires sur l’eau, par exemple. Est-ce que ça te dit quelque chose?
— Très vaguement, vraiment…
— Bon, Marie… De toute façon, je dois te laisser, une tonne de travail m’attend encore au labo. Je devais seulement te parler des sbires de Cybtrix.
— Oh, toi, toujours en train de bouloter! Merci pour tes lumières, Moom.
— Tu pourrais manger plus de verdure, ça t’empêcherait d’halluciner des voix. Hi hi!
— Ah… Peut-être bien! Ha ha. Ciao Moom.
Marie met fin à la communak en double clignant de l’œil gauche.
Une moue incertaine subsiste sur son long visage.
*
La soirée se déroule comme à la normale. Après avoir remis l’orkogone dans son écrin, Marie allume l’olotélek dans la salle de stimulation sensorielle, accède aux programmes diffusés pour le bénéfice de l’élite corporative.
Avec l’olotélek ou le mini Glob, comme l’élite politique des magnateks, elle a le loisir d’engager la compagnie d’un personnage olo. Des personnes réelles peuvent aussi s’y oloporter, par avatar olo, extension de SX, aux déplacements limités par la plateforme olo.
La particularité des rékoms, la toute dernière création de MMM, est qu’elles ajoutent l’autonomie d’action à l’olotek et aux simulaks de nouvelle génération. C’est finalement une version de l’automate en alliage d’hypertek et de mégatek.
Peut-être tâche-t-elle de s’étourdir un peu dans la solitude de son konap. Marie est bien une héritière de l’empire fondé par son père, Pax Mana, à l’époque de sa naissance.
La Lune est déjà haute sur l’arrière-plan du ciel quand Marie s’allonge dans un siège épousant sa silhouette longiligne en costume ultratek. Elle éteint toute lumière et programme dans son projecteur neuronik une bougie blanche allumée dont la flamme s’entoure d’un halo doré. Cette vision lévite dans la noirceur quasi totale englobée sous ses paupières.
— Ça c’est ma flamme… et voici mon message.
Habituée à diriger la volonté de son mental, les yeux fermés, la tête dans les mains, Marie concentre très fort son attention au centre de son cerveau.
Elle se sentirait presque ridicule… si elle se savait autrement que tout à fait seule.
L’est-elle?
« Je m’adresse à celui qui m’a parlé de ma mère. Qui êtes-vous, pour l’amour? »
L’instant d’après, la faisant sursauter une nouvelle fois, la voix masculine transperce sans heurt l’espace de ses pensées, tout à fait distincte.
« Je suis un ami qui te veut du bien. »
Une fois revenue à cette nouvelle réalité qui la bouscule, elle se concentre :
« Pourquoi m’avoir posé cette question bizarre? »
La voix lui chatouille à nouveau les neurones :
« Parce que ta mère est une Bio. »
Après s’être efforcée d’émettre une pensée toute simple, elle articule mentalement :
« Mais que savez-vous de ma mère? À quoi ça rime toute cette histoire? Personne… Ma mère est inconnue de tout le monde, même de moi! »
« Es-tu Bio comme Béatrix, Marie? »
Au bout de quelques secondes, presque sur le point de crier, elle lui répond :
« Quel est le sens de tout ça au juste? Dites-moi ce que vous me voulez, à la fin? »
Ce soir Marie perd son beau calme habituel. Elle éteint la projection et s’éjecte sèchement du siège, tremblante de rage.
— C’est assez maintenant, il est tard et j’ai du travail demain!
Avec la sphère calmante qui illumine l’intérieur de ses doigts, elle va se planter devant la baie vitrée. Son expression défaite se reflète à sa surface, et toute sa personne comme son décor se répètent sur le verre. Le ciel, quant à lui, est tout en pleine lune.
Malgré elle, les derniers mots entendus dans son cerveau luttent contre sa conscience :
« Ta mère est une Bio, Marie. »
Justement, Marie Mana est bien à se demander maintenant si elle est en train de devenir comme sa mère, qui entendait des voix de l’invisible.
*