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Gaya sur sa montagne Prologue
Épisode 1 Le mont Réel est la scène de rencontres entre matière et éther.
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Un soleil brille au cœur de tout.
— L’Ogo

2028 et ∞

Assise au bord du ruisseau, Gaya est immobile dans la lumière croissante, son visage tourné vers le haut, caressé par le vent et l’odeur vive des bourgeons.

La surplombent les corps noueux de hauts érables, frênes, ormes, peupliers, chênes, qui tracent leurs routes de branches dans le ciel ouvert au-dessus du bois de printemps.

Les bouleaux pleureurs lancent leurs rameaux dansants vers la terre.

Abondent dans la forêt urbaine mésanges, bruants, troglodytes, parulines, passerins indigo, aux chants ponctués par les trilles de bois des grands pics affairés. Ici et là au sol, des ouvertures entre les souches et les arborescences sont habitées par une petite faune discrète, pas si éloignée dans son organicité du règne des êtres humains.

Parmi les arbres forts, leurs racines ancrées en elle, Gaya converse en continu dans une langue de silence et d’or. Toujours à l’affût, elle écoute chanter le vent, reliée aux plantes sauvages parsemées d’êtres ailés, à carapace brillante, moirée ou transparente, de toutes formes et couleurs, sentant chaque parcelle vivante pétiller dans son corps multiforme et multiplanaire, infuse de la signature vibratoire de chaque créature.

À son passage au milieu des fougères, Gaya s’émerveille à la vue de deux coquilles d’escargots vides laissées à l’entrée d’un terrier de musaraigne, ronde et grande comme œuf de geai. Partout où elle circule sa lumière dorée enveloppe la matière évolutive et la vivifie.

Son regard sur ce qu’elle voit est toujours frais.

Deux libellules caloptéryx virevoltent vers elle au-dessus du cours d’eau. Leurs ailes translucides sont pour l’une vert doré, pour l’autre ponctuées de taches apicales bleu foncé.

Elles viennent se poser sur la mousse imbibée d’eau du gros rocher où les jambes tentaculaires de Gaya s’étalent, déployant leurs feuilles aériennes et submergées.

Devant elle, le plus perché des trois sommets du mont Réel forme un dôme aplati. C’est là-haut qu’elle habite, la Gaya, aussi bien au dedans qu’au dehors d’une maison en pierre et terre bâtie à même le sol avec l’aide des élémentaires.

Ceux-ci, êtres esprits du vivant, viennent butiner à ses cheveux de renoncules aquatiques ondoyantes, ornées de fleurs blanches à cœur jaune. Ou ils s’assoient près d’elle pour la regarder et s’abreuver à son énergie. Et ils l’énergisent en retour, car elle est inutile sans eux. Elle les accompagne pour la vie qui naît, croît ou se répare, et eux l’aident à soigner les boisés et les vies qu’ils abritent.

Le vent sème les odeurs humides entremêlées des végétaux du sous-bois. Dans le monde matériel qui porte le monde des vivants de Terra, une flopée d’oiseaux forme des lemniscates d’ailes au-delà et autour de Gaya.

*

Connectée par filaments éthéréels à tout le bioplan, Gaya fait corps avec lui, son regard de lumière lié à ce qui échappe au commun des yeux, s’ajustant aux  multiples fréquences temporelles ou planaires à volonté. Elle existe hors du temps et des dimensions, depuis le premier pouls, depuis le début des semences.

Ici elle aime surtout se manifester entourée de l’abondante vie d’avant la colonisation des Amérix. Elle voit s’affairer les premiers humains de ces sols, en parallèle de l’activité à l’ère du jour.

Chaque jour, à pied sur ses tentacules de vie verte, ou en vol libre, elle quitte le haut de sa colline du sommet Ouestmont, pour descendre jusqu’au ruisseau Sain-Obin, où elle retrouve le fil de son eau, allant et venant en tous points de la triade et de ses côtes, entre monts.

Aussi bien ici que dans les espaces les plus urbanisés, elle accompagne la création du vivant, manifesté sous la forme d’herbes ou de buissons sauvages au milieu des autoroutes ou de friches entières, pulsant dans toutes parts de vie faufilées entre les interstices de béton voilant le sol.

Partout où est l’énergie vive et mouvante des cellules palpite le cœur de Gaya, qui embrasse tout le domaine du frémissant.

La conscience de Gaya rayonne au centre de la vie des Bio. Parfois même un peu trop, lorsque leur soumission à sa force verse dans la fascination Spir.

Outre les Bio, il y a les Cyb, pour qui les cybteks sont les outils et la source de création illimitée de mondes et de miroirs synthétiques.

La réalité des Cyb est éloignée des fréquences de son cœur atomique, alors que l’énergie cosmique passant par Gaya est ce qui fait palpiter chaque cellule du corps de tous ces hommes et ces femmes-là aussi, qui ignorent ou méprisent jusqu’à son existence, dans son essence source de leur réalité matérielle.

La réalité des Cyb est à contre-courant du vivant, alors que c’est lui le courant.

Sur le plan de l’éther, sa maison s’ancre depuis des siècles aux racines du mont Réel, sur le chaînon de plutons et de dykes des Montéréliennes, où les collines aménagées par le paysager et architecte Olmsted — entre vie résidentielle, université, parc, Oratoire et cimetières — sont toujours luxuriantes dans la strate vivante éthéréelle qui sous-tend le bioplan de Terra.

Aucun plan du réel qui soit inaccessible aux multisens de Gaya, mais elle est invisible aux passants, bien ancrés qu’ils sont dans la densité cubique. Aussi, s’ils le pouvaient, ils la verraient sous sa forme anthropomorphique, en plus des quelques vortex et cheminées telluriques autour d’eux, toujours en mouvement, qui virevoltent sur eux-mêmes sur plusieurs couches de sol et d’air.

Dans cette densité légère et subtile, leur corolle d’énergie tournoyante est connectée à la grille énergétique de Terra.

De sa maison, elle a vue sur la forêt d’édifices perchés au-dessus du campus de l’Université Maguil, jusqu’au fleuve Sain-Klarence.

*

Un petit être au corps filiforme vient se poser debout sur l’épaule de Gaya, une paluche sur sa tête enfleurée, où il pianote doucement du bout de l’aile.

— Gaya, toi qui es pleine d’amour pour toutes les créatures et aimée d’elles, comment peux-tu aussi aimer les magnateks?

Ayant dit cela, le farfadair au nez retroussé virevolte une fois sur lui-même, éclatant en rigoles vocales cristallines.

Elle sourit :

— Eh bien, quelle drôle de question tu me poses là, Eek!

— Hi, hi, hi, hi!

La dame végétale d’eau douce étend ses bras au vent, comme branches vives au-dessus du chemin, puis se lève de son rocher pour admirer les nuages de passage. L’un d’eux s’étire en filaments laiteux, évoquant un ange duveteux en vol, alors que fusionnée au souffle des sylphes, Gaya se laisse bercer par cette houle éolienne.

— Chose certaine, à mes yeux c’est complètement insensé de vouloir nuire à des êtres si beaux et parfaits. Les actions de Cybtrix et ses partenaires prennent force dans l’énergie de la vie sans chercher à la renouveler. C’est sûr que je vois la cause du phénomène, même si c’est entièrement incompréhensible pour moi. Et pourtant, tout est en train de changer sur le plan matériel. Et ça s’accélère.

En fait, je sais que c’est l’influence des Éméleks, par la religion de la Singulak, qui a gagné ou perdu le cœur des Cyb.

— Que peut-on faire pour aider les humains divisés, grande dame de ces bois et ces terres?

— Les nodes et les supranodes parmi eux sont mes antennes humaines, ils savent quoi faire. Un atome de lumière de la source première survit dans chaque être. Oui, même chez les magnateks. Pour les Éméleks, là, c’est une autre histoire…

*

Gaya se lève et porte un brin d’herbe à sa bouche ensoleillée. Pendant sa remontée par la forêt du mont Réel jusqu’à sa bicoque, des créatures de l’air s’amusent à faire onduler sa chevelure végétale aussi dense que douce.

Elle est suivie d’une ribambelle d’élémentaires, toute une faune échappant à l’œil humain allant et venant dans son champ éthéréel.

Au retour de sa source, Dag Bernal l’attend. Il est assis sur une souche de peuplier qu’ils voient tous deux entier dans le plan plus subtil, recouvert de verte arborescence. À son arrivée, c’est sans surprise qu’elle y trouve le petit homme devant sa maison, leur dernière rencontre sous cette forme étant pourtant bien ancienne.

Dag est un gardien des racines à demi matérialisé sur Terra. Il assiste Gaya parmi les humains.

Elle est déjà prête.

Prenant son envol, Gaya accompagne Dag. De partout, des essaims de créatures éthéréelles apparaissent aussitôt à ses côtés, dont Eek, la suivant sur une assez longue distance avant de revenir à la montagne, leur domaine racine.

Dag et Gaya s’envolent loin de Montréel.

Elle se dédouble à gré et laisse partir à distance un de ses corps de lumière, comme un cerf-volant d’éther, aux côtés de son ami d’enfance de l’humanité.

*

1988

Une vingtaine de personnes marchent en grappe, des étudiants en sciences naturelles ou en géologie. Se sont glissés parmi elles quelques promeneurs curieux. C’est une randonnée éducative sur l’histoire et la minéralogie du mont Réel, animée par un passionné de l’oasis urbaine montréelle.

Le guide, un grand monsieur à la barbe généreuse, s’adresse au groupe :

— À une centaine de mètres d’ici, sous le belvédère Kondiaronk du chalet, par le sentier Olmsted, on peut voir les formations rocheuses de l’escarpement des Crags. Nous pouvons aussi voir plus bas des survivances du ruisseau Sain-Obin, devenu essentiellement souterrain. Je vous invite à aller explorer tout ça ensemble après avoir mangé. Que la table soit mise sur la terre nourricière de nos aïeux!

Leurs rires joyeux fusent, éclatant en bourdonnements de paroles tandis qu’ils dispersent leurs nappes et serviettes l’une près de l’autre, ici et là sur la pente herbeuse. Un homme au visage poupin tire une flûte d’un sac à bandoulière et remplit l’air de gaieté.

Une jeune femme est posée sur un escalier de rochers, à la lisière du boisé, pour observer de plus près les fleurs. Une passante qui papillonne autour du groupe depuis une partie de la randonnée.

Elle sourit et balaie l’espace d’une main vers une présence invisible parmi les arbres. Elle voit Gaya assise sur une souche, veillant sur le groupe. Son rayonnement doré a attiré son attention.

Béatrix Mana, une supranode. Elle est enceinte de Marie.

Pendant que les marcheurs font ripaille, elle est seule à suivre au-dessus de leurs têtes, dans le monde bien matériel, le mouvement des aéroplans laissant dans leur sillon de faux nuages qui s’enlignent, qui s’allongent, remplaçant peu à peu le bleu clair uni par un quadrillé embrouillant tout le bel azur.

Puis, tranquillement, renversant l’avancée blanche, les traînées se dissipent.

De grands oiseaux de particules s’expansent dans le ciel polarisé.

*


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