Un soleil brille au cœur de tout.
— L’Ogo de Terra
2028 et ∞
Assise au bord du ruisseau, Gaya est immobile dans la lumière croissante, son visage tourné vers le haut, caressé par le vent et l’odeur vive des bourgeons.
La surplombent, parcourus de rayons, les corps noueux de hauts érables, frênes, ormes, peupliers, chênes, qui tracent leurs éclairs de branches dans le ciel ouvert au-dessus des germinations du printemps.
Les bouleaux pleureurs lancent leurs rameaux dansants vers la terre ranimée.
Dans la forêt urbaine, mésanges, bruants, troglodytes, parulines, passerins indigo entrelacent leurs chants, ponctués des trilles résonnantes de grands pics affairés.
Le hasard de ses pas rencontre, entre les souches et les arborescences, des ouvertures habitées par une petite faune discrète pas si éloignée dans son organicité du règne des humains.
*
Un petit être au corps filiforme vient se poser debout sur l’épaule de Gaya, une paluche sur sa tête enfleurée, où il pianote du bout de l’aile.
— Gaya, toi qui es pleine d’amour pour toutes les créatures et aimée d’elles, comment peux-tu aussi aimer les magnatek?
Ayant énoncé ces mots, le farfadair au nez retroussé virevolte une fois sur lui-même, éclatant en rigoles vocales cristallines.
Elle sourit :
— Eh bien, quelle drôle de question à me poser là, Eek!
— Hi, hi, hi, hi!
La dame végétale d’eau douce étend ses bras au-dessus du ruisseau, à travers les vents, puis s’élève de son rocher jusqu’aux nuages de passage. L’un d’eux s’étire en filaments laiteux autour de ses extensions, évoquant un ange duveteux en vol, alors que mêlée au souffle des sylphes, Gaya se laisse bercer par cette houle éolienne.
— Chose claire pour moi, c’est insensé de vouloir nuire à des êtres si parfaits et sensibles. Les entreprises de Cybtrix et ses partenaires puisent leur force dans l’énergie de la vie sans chercher à la renouveler. Bien sûr que je vois la cause du phénomène, même si c’est entièrement incompréhensible à mes yeux. Pourtant, si ça peut t’éclairer, toute cette dénaturation va entraîner des changements sur le plan matériel, au présent en 2028, qui vont aller en s’accélérant.
En fait, je sais que c’est l’influence des Émélek, par la religion de la Singulak, qui a gagné ou perdu le cœur des Cyb.
— Quoi faire pour aider les humains divisés, grande dame de ces bois et ces terres?
— Les nodes et les supranodes parmi eux sont mes antennes humaines, ils savent quoi faire. Essentiellement, c’est d’être réels. Un atome de lumière de la source première survit dans chaque être humain. Oui, même chez les magnatek. Pour les Émélek, là, c’est une autre histoire.
Deux libellules caloptéryx virevoltent vers elle au-dessus du cours d’eau. Les ailes translucides de l’une sont vert doré, de l’autre marquées de taches apicales bleu foncé.
Elles se posent l’une après l’autre sur la mousse imbibée du gros rocher où s’étalent les jambes gayannes déployant leurs feuilles aériennes ou submergées.
*
Parmi les arbres forts, leurs racines ancrées en elle, Gaya bouge avec le vent, reliée aux végétaux parsemés d’êtres ailés, à carapace brillante, moirée ou transparente, de toutes les couleurs, sentant chaque parcelle vivante pétiller dans son corps multiforme et multiplanaire, infuse de la signature vibratoire de chacune des créatures.
Passant au milieu des fougères, Gaya s’émerveille à la vue de coquilles d’escargots vides devant l’entrée d’un terrier de grande musaraigne.
Partout où elle circule, sa lumière dorée enveloppe la matière et la vivifie. Son regard sur ce qui vit est toujours frais.
Devant elle, le plus haut perché des trois sommets du mont Réel forme un dôme aplati. C’est là qu’elle habite, la Gaya, aussi bien au-dedans qu’au-dehors d’une maison de pierre et d’argile bâtie avec l’aide des élémentaires.
Ceux-ci, esprits du vivant multiformes, viennent butiner à ses cheveux, renoncules aquatiques ondoyantes ornées de fleurs blanches à cœur jaune. Ou ils s’assoient près d’elle pour la regarder en s’abreuvant à son énergie.
Et ils l’énergisent en retour, inutile ou même impossible sans eux.
Elle les accompagne pour la vie qui naît, croît, se prépare ou se répare, eux l’aident à soigner les boisés et les vies qu’ils abritent.
Connectée par filaments éthéréels à tout le bioplan, Gaya fait corps avec lui, son regard de lumière vive fusionné à ce qui échappe au commun des yeux, s’ajustant à volonté aux multiples fréquences temporelles ou planaires. Elle existe hors du temps et des dimensions, depuis le premier pouls, depuis le début des semences.
Sise dans l’infini, elle peut voir s’affairer les premiers humains sur ces sols, comme ceux qui s’activent à l’ère du jour. Ici elle aime surtout se manifester dans sa nature éthéréelle entourée de l’abondante vie d’avant la colonisation des Amérix.
À pied sur ses tentacules de vie verte, ou en vol libre, elle quitte le haut de la colline Outremont, pour descendre jusqu’au ruisseau Notre-Dame-des-Neiges, y retrouver le fil de son eau, allant et venant en tous points de la triade et de ses côtes, d’un sommet à l’autre.
Aussi bien ici que dans les espaces les plus urbanisés, elle sert la création du vivant, manifesté sous la forme d’herbes sauvages au milieu des friches ou des autoroutes, pulsant dans toute part de vie faufilée entre les interstices de béton, jusqu’aux baleines et au phytoplancton proliférant dans les mers de Terra.
Partout où est l’énergie mouvante des cellules palpite le cœur de Gaya, qui embrasse tout le domaine du frémissant.
La conscience de Gaya rayonne au centre de la vie des Bio. Parfois même un peu trop, lorsque leur soumission à sa force verse dans la fascination Spir.
Outre les Bio, les Cyb sont ceux pour qui les cybtek sont les outils et la source de création illimitée de mondes et de miroirs synthétiques.
La réalité des Cyb est éloignée des fréquences de son cœur atomique, alors que l’énergie cosmique passant par Gaya est ce qui fait palpiter chaque cellule du corps de tous ces hommes et ces femmes-là aussi, qui ignorent ou méprisent jusqu’à son existence, dans son essence source de leur réalité matérielle.
La vie des Cyb est à contre-courant du vivant, alors qu’il forme le courant.
Sur le plan de l’éther, sa maison est ancrée depuis quelques siècles aux racines du mont Réel, sur l’axe du chaînon de plutons et de dykes des Montéréliennes, où les triples collines aménagées par le paysager et architecte Olmsted — entre vie résidentielle, Université de Montréel, parc, Oratoire Sain-Joseph et cimetières — sont toujours luxuriantes dans la strate vivante éthéréelle qui sous-tend le bioplan de Terra.
Les multisens de Gaya accèdent à tous les plans du réel, mais elle reste invisible aux passants bien ancrés dans la densité cubique. S’ils le pouvaient, ils verraient sa forme anthropomorphique, en plus des quelques vortex et cheminées telluriques autour d’eux, toujours en mouvement, qui virevoltent sur eux-mêmes à travers plusieurs couches de sol et d’air.
Légère et subtile, leur corolle d’énergie tournoyante est connectée à la grille énergétique de Terra.
De sa maison, elle a vue sur la forêt d’édifices au-dessus du campus de l’Université MaGuile, jusqu’au fleuve Sain-Klarence.
Une jolie brise charrie vers la ville les odeurs humides des plantes du sous-bois. Dans le monde matériel qui porte le monde des vivants de Terra, une flopée d’oiseaux forme des lemniscates d’ailes au-delà et autour de Gaya.
La reine de vie se lève et porte un brin de fleur à sa bouche ensoleillée. Pendant sa remontée par la forêt du mont Réel jusqu’à sa bicoque, des créatures de l’air s’amusent à faire onduler sa chevelure végétale aussi douce que dense.
Elle est suivie d’une ribambelle d’élémentaires, une faune circulant dans son champ éthéréel qui échappe à l’œil humain.
*
À son retour de la source, il y a Dag Bernal qui l’attend.
Il est assis sur une souche de peuplier que tous deux voient entier dans un plan plus subtil, recouvert de verte arborescence. À son arrivée, c’est sans surprise qu’elle y trouve le petit homme devant sa maison, leur dernière rencontre sous cette forme étant pourtant bien ancienne.
Dag est à demi matérialisé sur Terra. Un gardien des racines, il assiste Gaya parmi les humains.
À cet instant, prenant son envol, Gaya accompagne Dag.
Elle détache d’elle et laisse partir à distance un de ses corps, comme un cerf-volant d’éther, aux côtés de son ami d’enfance de l’humanité.
De partout, des essaims de créatures éthéréelles apparaissent à ses côtés, dont Eek, la suivant sur une longue distance avant de revenir à la montagne, leur domaine racine.
Ils s’envolent loin de Montréel.
*
1988
Une vingtaine de personnes marchent en grappes sur un chemin de parc, des étudiants en sciences naturelles ou en géologie, parmi lesquels se sont glissés quelques promeneurs curieux, pour participer à une randonnée éducative sur l’histoire et la minéralogie du mont Réel, organisée et animée par un passionné de l’oasis urbaine montréelle.
Un grand monsieur à barbe brune généreuse, le guide s’adresse au groupe :
— À une centaine de mètres d’ici, sous le belvédère Kondiaronk du chalet, par le sentier Olmsted, on peut observer les formations rocheuses de l’escarpement des Crags. Kondiaronk est un chef huron né vers 1649, un des principaux artisans de la Grande Paix de Montréel, en 1701.
Nous pouvons aussi voir plus bas des survivances du ruisseau Notre-Dame-des-Neiges, devenu essentiellement souterrain. Je vous invite à aller explorer tout ça ensemble après avoir mangé. Que la table soit mise sur la terre nourricière de nos aïeux!
Les rires joyeux fusent, des paroles éclatent en bourdonnements, tandis qu’ils dispersent nappes et serviettes l’une près de l’autre, ici et là sur la pente herbeuse autour du Lac-aux-Castors. Un homme au visage poupin tire une flûte d’un sac à bandoulière et remplit l’air de gaieté.
À la lisière du boisé, une jeune femme est posée sur un escalier pour observer de plus près les fleurs, une passante qui papillonne autour du groupe depuis une partie de la randonnée.
Elle sourit et balaie l’espace d’une main en direction des arbres. Elle voit Gaya assise sur une souche, veillant sur le groupe. Son rayonnement doré a attiré son attention.
Béatrix Mana, une supranode. Enceinte de Marie, elle a escaladé la colline jusqu’ici.
Pendant que les marcheurs font ripaille, elle est la seule à suivre au-dessus de leurs têtes, dans le monde bien matériel, le mouvement des aéroplans laissant dans leur sillon de faux nuages qui s’alignent, qui s’allongent, remplaçant peu à peu le bleu clair uni par des lignes quadrillées embrouillant tout le bel azur.
Puis, doucement, renversant l’avancée blanche, les traînées se dissipent.
De grands oiseaux de particules vives s’expansent dans le ciel polarisé.
*
Précédent Suivant